Le père Martin
(conte de Ruben Saillens)
Vous ne connaissez pas le Père Martin ? Quoiqu’il ne soit qu’une pauvre cordonnier, il ne loge pas dans une mansarde. Son atelier, son salon, sa chambre à coucher et sa cuisine, sont tous réunis dans une échoppe de bois qui fait l’angle de la place de Lenche et de la rue des Martégales, au centre du vieux quartier de Marseille. C’est là qu’il vit en philosophe, ni trop riche, ni trop pauvre, ressemelant tout le quartier ; car depuis que ses yeux ont vieilli, le bonhomme ne travaille plus dans le neuf.
Si vous ne le connaissez pas, les pescaïres (pêcheurs) du quartier Saint-Jean le connaissent bien, et les revendeuses du marché qui est sur la place, et les gamins de l’école communale qui passent comme un essaim devant son porte, lorsque quatre heures sonnent à l’Évêché.
Il leur a cousu des pièces à tous, il sait où le soulier les blesse. Les ménagères n’ont de confiance qu’en lui, pour mettre des talons solides aux chaussures de leurs garnements, qui éculent en quinze jours les souliers les mieux confectionnés.
Le Père Martin, depuis quelque temps, s’est fait la réputation d’être dévot. Non qu’il craigne le mot pour rire, mais depuis qu’il va aux « Conférences », comme on appelle ces réunions où l’on chante des cantiques et où l’on parle du bon Dieu, il est tout changé. Il ne travaille ni moins ni plus mal, au contraire. On ne le voit plus au café des Argonautes, comme autrefois. Il a un gros livre qu’on le voit lire souvent, quand on regarde par le petit vitrage de son échoppe ; il paraît beaucoup plus heureux qu’il ne l’était auparavant.
Il a eu des malheurs le Père Martin. Sa femme est morte il y a plus de vingt ans ; son fils, parti comme matelot à bord du brick Le Phocéen, n’a plus reparu depuis dix ans. Quant à sa fille, il n’en parle jamais ; lorsqu’on lui demande ce qu’elle est devenue, une ombre passe sur son front, il ne répond qu’en secouant la tête.
Aussi, même quand il allait au café, après la journée, faire un piquet avec ses camarades, le vieux cordonnier était-il rarement d’une gaieté parfaite. Maintenant, avons-nous dit, il parait plus heureux ; son gros livre semble en être la cause.
C’est la veille de Noël. Il fait au-dehors un temps froid et humide, mais l’échoppe du Père Martin est claire et bien chauffée.
Il a fini son travail et mangé sa soupe ; son petit poêle ronfle, et lui, assis dans un bon fauteuil de paille, ses besicles sur le nez, se tient près de la table et lit : « Il n’avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie » (Luc 2.7).
Ici le lecteur arrête pour réfléchir. « Point de place, dit-il, point de place pour Lui ! »
Il regarde alors sa chambrette, étroite et propre dans sa pauvreté. – « Il y aurait eu de la place pour Lui ici, ajoute-t-il, s’il y était venu ! Quel bonheur de le recevoir ! Je me serais gêné, bien sur, je leur aurais donné toute la place !… Point de place pour Lui ! Oh ! que ne vient-il m’en demander une, à moi…»
« Je suis seul, je n’ai personne à qui penser. Chacun à sa famille et ses amis ; qui se soucie de moi sur la terre ? J’aimerais bien qu’il vint me tenir compagnie ! »
« Si c’était aujourd’hui le premier Noël ? Si ce soir le Sauveur devait venir au monde ? S’il choisissait mon échoppe pour y venir ? Comme je le servirais, comme je l’adorerais ! Pourquoi ne se montre-t-il plus aujourd’hui, comme il le faisait autrefois ? »
« Que lui donnerais-je ? La Bible dit bien ce qu’apportèrent les mages : de l’or, de l’encens et de la myrrhe ; je n’ai rien de tout cela ; ils étaient riches ces mages. Mais les bergers, que lui donnèrent-ils ? Cela n’est pas dit. Ils n’eurent peut-être le temps de rien apporter… Ah ! je sais bien, moi, ce que je lui donnerais ! »
Et le Père Martin, au milieu de toutes ces pensées plus ou moins incohérentes, se leva, étendit la main vers une étagère où se trouvaient deux mignons petits souliers soigneusement enveloppés, deux souliers de nourrisson.
« Voilà, dit-il, voilà ce que je Lui offrirais… mon chef d’œuvre. C’est la mère qui serait content ! Mais à quoi pensais-je ? reprit-il en souriant. Vraiment, je radote. Est-il possible que je m’imagine des choses pareilles ? Comme si mon Sauveur avait besoin de mon échoppe et de mes souliers ! »
Le vieillard s’enfonça dans son fauteuil et continua ses réflexions. La foule devenait de plus en plus nombreuses dans la rue, à mesure que la soirée s’avançait ; des bruits de réveillon commençaient à se faire entendre. Mais le Père Martin ne se bougeait pas. Il est probable qu’il s’était endormi.
— Martin ! dit une voix douce tout près de lui.
— Qui va là ? cria le cordonnier en sursaut. Mais il eut beau se tourner vers la porte, il ne vit personne.
— Martin, tu as désiré me voir, eh bien, regarde dans la rue, demain, depuis l’aurore jusqu’au soir ; tu me verras passer, un moment ou l’autre. Efforce-toi de me reconnaître, car je ne me ferai point connaître à toi.
La voix se tut ; Martin se frotta les yeux. Sa lampe s’était éteinte, le pétrole ayant manqué. Minuit sonnait à toutes les horloges : Noël était venu.
« C’est lui, se dit le vieillard. Il a promis de passer devant mon échoppe. Peut-être était-ce une rêve ? N’importe ! Je l’attendrai. Je ne l’ai jamais vu, mais n’ai-je pas admiré son portrait dans toutes les églises ? Je saurai bien le reconnaître. »
Là-dessus, Martin gagna son lit, et longtemps encore repassèrent dans son esprit les étranges paroles qu’il avait entendues.
Longtemps avant le jour la petite lampe du cordonnier était allumée. Il remit du charbon dans son poêle, qui n’était pas encore éteint, et se mit en devoir de préparer son café. Puis il se hâta de ranger sa chambre, et vint se placer enfin près de la fenêtre, pour guetter les premières lueurs du jour et les premiers passants.
Peu à peu le ciel s’éclaira, et Martin ne tarda pas à voir paraître sur la place le balayeur des rues, le plus matinal de tous les travailleurs. Il ne lui accorda qu’un regard distrait ; il avait, en vérité, autre chose à faire qu’à regarder un balayeur des rues !
Cependant il paraissait faire froid au-dehors, car la vitre se couvrait constamment de buée, et le cantonnier, après avoir donné quelques vigoureux coups de balai, ne tarda pas à éprouver le besoin de se chauffer par un exercice plus énergique, en battant les bras de toutes ses forces et en frappant le sol tantôt d’un pied, tantôt de l’autre.
« Le brave homme, se dit Martin, il a froid, tout de même. C’est fête aujourd’hui… mais non pas pour lui. Si je lui offrais une tasse de café ? » Et il frappe contre la vitre.
Le balayeur tourna la tête, vit le Père Martin derrière sa fenêtre et s’approcha.
Le cordonnier ouvrit sa porte – « Entrez, dit-il, venez vous réchauffer. »
— C’est pas de refus, merci. Quel temps de chien ! On se croyait en Russie.
— Voulez-vous accepter une tasse de café ? dit le Père Martin.
— Ah ! par exemple, voilà un brave homme ! Avec plaisir, pardi. Vaut mieux tard que jamais pour faire son petit réveillon.
Le cordonnier servit son hôte à la hâte, puis s’empressa de retourner vers la fenêtre et de sonder la rue et la place de tous côtés, pour voir s’il n’était passé personne.
— Qu’est-ce que vous avez à regarder dehors ? lui dit enfin le balayeur.
— J’attends mon Maître, répondit Martin.
— Votre Maître ? vous travaillez donc en magasin ? La belle heure pour voir ses ouvriers ! D’abord c’est fête pour vous aujourd’hui !
— C’est d’un autre Maître que je parle, reprit le vieux cordonnier.
— Ah !
— Un Maître qui peut venir à toute heure et qui m’a promis de venir aujourd’hui. Vous ne savez pas son nom ? C’est Jésus.
— J’ai entendu parler de lui, mais je ne le connais pas. Où demeure-t-il ?
Le Père Martin se mit alors, en quelques mots, à raconter au balayeur de rues l’histoire qu’il aviat lue la veille, en y ajoutant quelques détails. Il se tournait vers la fenêtre tout en parlant.
—Et c’est lui que vous attendez ? dit enfin le cantonnier quand il sut de qui il s’agissait. M’est avis que vous ne le verrez pas comme vous le croyez. Mais c’est égal, vous me l’avez fait voir, à moi. Vous me prêterez votre livre, Monsieur…
— Martin, dit le cordonnier.
— Monsieur Martin, je vous garantis que vous n’aurez pas perdu votre temps ce matin, quoiqu’il fasse à peine jour. Merci et au revoir !
Et le cantonnier s’éloigna, laissant le Père Martin seul de nouveau, le front collé contre la vitre.
Quelques ivrognes attardés passèrent, mais le vieux cordonnier ne les regarda seulement pas. Puis arrivèrent les marchandes avec leurs petites charrettes. Il les connaissait trop bien pour faire grande attention à elles.
Mais, au bout d’une heure ou deux, ses regards furent attirés par une jeune femme, misérablement vêtue, portant un enfant dans ses bras. Elle était si pâle, si décharnée, que le cœur du vieillard s’émut. Peut-être cela le fait penser à sa fille. Il ouvrit la porte et l’appella.
— Hé ! dites donc !
La pauvre femme entendit cet appel et se retourna, surprise. Elle vit le Père Martin qui lui faisait signe d’approcher.
— Vous n’avez pas l’air bien portante, ma belle. (« ma belle » est la locution la plus fréquemment employée dans le vieux Marseille. Elle s’applique indistinctement aux poissardes de la halle Vivaux, aux blanchisseuses du lavoir public et à toutes les femmes jeunes ou vieilles, riches ou pauvres, qui ont affaire dans ces quartiers-là.)
— Je vais à l’hôpital, répondit la jeune femme. J’espère bien qu’on m’y recevra avec mon enfant. Mon mari est sur la mer et voilà trois mois que je l’attends.
« Comme j’attends mon fils » pensa le cordonnier.
— Il ne revient pas, et cependant je n’ai plus le sou et je suis malade. Il faut bien que j’aille à l’hôpital !
— Pauvre femme ! dit le vieillard attendri. Vous mangerez bien un morceau de pain en vous réchauffant. – Non ?
— Au moins une tasse de lait pour le petit. Tenez, voilà justement le mien, que je n’ai pas encore touché. Chauffez-vous et laissez-moi le marmot. J’en ai eu, moi, dans le temps ; je sais comment ça se manipule. Il a une crâne mine, le vôtre. Quoi ! Vous ne lui avez point mis de souliers ?
— Je n’en ai point, soupira la pauvre femme.
— Attendez donc. J’en ai une paire, là, qui va faire l’affaire.
Et le vieil ouvrier, au milieu des protestations et des remerciements de la mère, alla chercher les souliers qu’il avait regardés la veille et les mit aux pieds de l’enfant. Ils lui allaient admirablement.
Martin étouffa un soupir cependant, en se séparant de son chef-d’œuvre, de ce qu’il avait fait de mieux en sa vie.
« Bah ! se dit-il. Je n’en ai plus besoin pour personne, maintenant. » Et il revint auprès de la fenêtre. Il se mit à regarder d’une façon si anxieuse que la femme en fut surprise.
— Qu’est-ce que vous regardez là ? interrogea-t-elle.
— J’attends mon Maître, répondit Martin.
La jeune femme ne comprit pas ou ne se soucia pas de comprendre.
— Connaissez-vous le Seigneur Jésus ? lui demanda-t-il.
— Certainement, répondit-elle en faisant la signe de la croix. Il n’y a pas si long temps que j’ai apprise mon catéchisme.
— C’est lui que j’attends, reprint le vieillard.
— Et vous croyez qu’il va passer par là ?
— Il me l’a dit.
— Pas possible ! Oh ! que j’ainerais rester avec vous, pour le voir moi aussi, si c’est vrai… Mais vous devez vous tromper. Et puis, il faut que je m’en aille pour être reçu à l’hôpital.
— Savez-vous lire ? dit le cordonnier.
— Oui.
— Eh bien. Prenez ce petit livre, reprit-il en lui mettant dans les mains un fragment de l’Évangile. Lisez-le attentivement, et ce ne sera pas tout à fait comme si vous le voyiez, mais ce sera presque la même chose, et peut-être le verrez-vous plus tard.
La jeune femme prit le livre d’un air de doute, s’éloigna en disant merci, et le vieillard reprit son poste auprès de la fenêtre.
Les heures succédaient aux heures, les passants aux passants. Le petit poêle ronflait toujours, et Martin, dans son fauteuil, regardait encore dans la rue.
Le Maître ne paraissait pas.
Il avait bien vu passer un jeune prêtre aux cheveux blonds, aux yeux bleus, justement comme on représente le Christ dans les tableaux d’église. Mais en passant auprès de son échoppe, le prêtre avait murmuré : mea culpa. Évidemment, le Christ ne serait point accusé lui-même. Ce ne pouvait être Lui.
Les jeunes gens, les vieillards, les marins, les ouvriers, les ménagères, les grandes dames, tout ce monde passa devant lui. Bien des mendiants supplièrent le brave homme, son bon regard semblait leur promettre quelque chose. Ils ne furent point déçus.
Cependant, le Maître ne paraissait pas.
Ses yeux étaient fatigues, son cœur commençait à défaillir. Les jours passent vite en décembre. Déjà l’ombre s’allongeait sur la place, déjà l’allumeur de réverbères paraissait au loin ; déjà les fenêtres d’en face commençaient à briller joyeusement, et la fumet de la dinde rôtie, le mets traditionnel des Marseillais s’élevait de toutes les cuisines.
Et le Maître ne paraissait pas.
Enfin la nuit vint, accompagnée de brouillard. Il était désormais inutile de se tenir près de la fenêtre ; les passants, devenus rares, s’éloignaient dans la brume sans qu’on pût les dévisager. Le vieillard s’approcha tristement de son poêle et se mit à préparer son modeste souper.
— C’était un rêve, murmura-t-il. Pourtant je l’avais bien espéré.
Son repas achevé, il ouvrit son livre et voulut se mettre à lire. Mais sa tristesse l’empêcha.
« Il n’est pas venu ! » répétait-il sans cesse.
Tout à coup la chambre s’éclaira d’une lumière surnaturelle, et, sans que la porte se fut ouverte, l’étroite échoppe se trouva pleine de monde. Le balayeur de rues était là, la jeune femme avec son enfant était là, et chacun disait au vieillard :
« Ne m’as-tu pas vu ? »
Derrière eux venaient les mendiants à qui il avait fait l’aumône, les voisins à qui il avait dit une bonne parole, les enfants à qui il avait adressé un bon sourire, et chacun lui disait à son tour :
« Ne m’as-tu pas vu ? »
— Mais qui êtes-vous donc ? cria le cordonnier à tous ces fantômes.
Alors le petit enfant aux bras de la jeune femme se pencha sur la livre du vieillard et de son doit rose lui montra ce passage à l’endroit même ou il l’avait ouvert :
« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais étranger et vous m’avez recueilli… Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces petits, vous me les avez faites à moi-même. »