Ruben Saillens chez les anabaptistes

Ruben Saillens fut à partir de janvier 1889, avec sa femme Jeanne, le rédacteur de deux revues mensuelles jusque-là rédigées par Mademoiselle S.P. Blundell, missionnaire quakeresse. Alors que le Rayon de Soleil s’adressait à la jeunesse, l’Ami de la Maison était destiné au public des adultes, avec une triple visée de distraction, d’édification chrétienne et de militance sociale (lutte contre l’alcoolisme, le jeu et le tabac). Dans les deux numéros de l’été 1895 de l’Ami de la Maison (juillet et août), le rédacteur raconte sa première rencontre avec un anabaptiste, à l’occasion d’une excursion vraisemblablement organisée en marge d’une invitation reçue de la toute jeune Église baptiste de Tramelan. A l’heure de l’Alsace allemande, ce double récit apporte avec humour un témoignage significatif à la fois de la sympathie spontanée et du peu de contacts réciproques entre baptistes français et anabaptistes-mennonites.

Il y a quelques jours, j’étais dans le Jura bernois, à Tramelan, beau village dans les forêts de sapins, à environ mille mètres d’altitude : trois fois plus haut que la Tour Eiffel ! Que l’air est pur, que les fleurs du printemps sont jolies et délicates, quelle riche verdure que celle des gazons à cette hauteur !

Nous fîmes, deux ou trois amis et moi, par un bel après-midi, une petite excursion aux environs, dans la direction des Franches-Montagnes.

Au milieu d’un large plateau se dressait une ferme entourée de pâturages plantureux. La ferme avait belle apparence : large toit, fortement incliné, recouvrant la maison, des étables, des granges, le tout précédé d’une avenue fermée sur la route par une grille. La maison, cependant, ne m’eût pas autrement intéressé si l’un de nous n’avait dit : « Voilà une ferme d’anabaptistes. »

Ce mot éveilla aussitôt ma curiosité. Anabaptistes ! La plupart de mes lecteurs français n’ont sans doute que de vagues notions sur le sens de cette épithète. On dit : « Grave comme un anabaptiste », on a confusément l’idée de quelque secte bizarre, aux rites étranges. Mais on ignore généralement les origines et l’esprit de cette communauté qui, depuis trois siècles, n’a cessé d’exister, faisant très peu parler d’elle, vivant cachée dans les montagnes de la Suisse, de l’Alsace, de la Forêt-Noire…

Le dogme principal des anabaptistes, celui qui les distingue de toutes les autres sectes religieuses du continent européen (la Société des Amis, ou Quakers, étant surtout anglo-saxonne), c’est le principe de la non-résistance. Eux-mêmes s’appellent les Chrétiens sans défense ; ils refusent de porter des armes, même pour résister aux voleurs de grand chemin ; ils ne sont, par conséquent, ni soldats, ni gendarmes, ni gardes-champêtres ; ils prennent à la lettre l’ordre de Jésus-Christ : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre ». Ils ont l’héroïsme de la paix. Cette secte a vécu dans les pays du monde les plus batailleurs, et dans les époques les plus agitées, recevant des coups de tous les belligérants et n’en rendant jamais aucun ; foulée aux pieds par toutes les armées, comme l’herbe des champs sous le pas des chevaux, qui se redresse pour repousser ensuite drue et vivace comme auparavant.

Sur toutes les questions fondamentales : – foi dans la Bible et dans le Sauveur ressuscité – les anabaptistes ressemblent aux autres chrétiens évangéliques.

J’avais beaucoup entendu parler de ces anabaptistes, sans en avoir jamais vu un seul. J’avais lu sur leur compte des anecdotes très intéressantes ; celle-ci entre autres :

Un jour, pendant la guerre de Trente-Ans, en Allemagne, un parti de fourrageurs s’arrête devant la porte d’un anabaptiste :

« Eh ! Bonhomme, dit le chef de l’escouade, montre-nous un champ de trèfle où nous pourrons faire du fourrage pour les chevaux du détachement !

– Volontiers, répondit le vieillard, suivez-moi, Messieurs. »

Il conduit les soldats le long d’un chemin au bord duquel s’étalaient des champs superbes : « Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, mon vieux, dit l’officier ; voici du foin qui fera très bien notre affaire. »
Mais l’anabaptiste continua de marcher : « Faites-moi le plaisir, dit-il d’un air presque suppliant, d’avancer encore un peu ; je vous montrerai un champ où vous aurez de l’herbe en suffisance. »
L’officier, supposant que le bonhomme voulait leur offrir ce qu’il y avait de mieux dans le pays en fait de fourrage, continue à le suivre. On arrive enfin à une pièce de terre assez grande, mais où le trèfle n’était pas meilleur ni plus beau que celui qu’on avait passé :

« Voilà, Messieurs, prenez-en à votre aise !

– Mais pourquoi donc, cria l’officier en colère, nous avoir menés si loin, puisque tu ne nous donnes rien de mieux que ce que nous aurions pu récolter bien avant ?

– Je vais vous dire, répondit l’excellent homme. Les champs que nous avons vus sont ceux de mes voisins, celui-ci est le mien. Puisqu’il faut que quelqu’un soit dépouillé, j’aime mieux que ce soit moi. »

L’officier fut surpris de cette naïveté sublime, de cet héroïsme si simple, mais si supérieur au sien !

Aimez-vous ce genre de grandeur d’âme ? Ces anecdotes-là vous reposent-elles un peu des hauts faits guerriers, de l’odeur de sang et de poudre qui se dégage des annales de l’humanité civilisée ? Écoutez encore ce petit trait ; il est amusant et véridique :

— à suivre —

À propos de Bob Goodnough

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