(Extrait du journal intime d’une jeune fille de 13 ans)
31 mai 1897 : Aujourd’hui nous avons lavé les moutons. Je suis allée les chercher au champ avec P’pa. En arrivant à la maison, on pouvait entendre ceux des Munro et ceux des Wilson qui descendaient la route. Les Wesley nous ont rejoints avec les leurs et nous les avons fait descendre ensemble par la route jusqu’à la crique, à deux kilomètres au sud du croisement.
Quand nous sommes arrivés à la crique, ils les ont fait entrer dans un grand enclos triangulaire en rondins qui avait été construit exprès, avec un coin donnant sur la crique.
Ensuite les hommes les ont tous fait passer un par un dans la crique et les ont lavés, puis relâchés pour qu’ils courent sur la route quelques jours afin de sécher. Après, ils seront tondus.
Alors que j’écris dans mon journal, je peux entendre les agneaux et les brebis bêler de toute part. C’est un son des plus esseulés et des plus mélancoliques que celui d’une brebis qui ne peut pas trouver son agneau, ou d’un agneau qui ne peut pas trouver sa mère.
Mais quand ils se retrouvent, le son qu’ils émettent est on ne peut plus joyeux et réconfortant, comme si toute peine était passée et déjà presque oubliée.
Je pense que je vais rester éveillée longtemps ce soir, guettant les lamentations mélancoliques se transformer en bêlements de réjouissance. Puis je m’endormirai.
Je suppose que c’est un tout petit peu comme Le Repos… que les anges se réjouissent quand un pécheur trouve Dieu.
1er juin 1897 : C’est dimanche matin, et aussi le premier jour de juin. Tous les autres dorment tranquillement alors que le soleil vient juste de se lever au dessus des arbres du fossé. Si je me suis réveillée de bonne heure comme ça, c’est parce que j’ai fait un cauchemar et que je ne pouvais plus dormir. Je pensais que peut-être, en sortant par ce superbe matin, je pourrais m’extirper de l’abîme du désespoir qui m’avait engloutie pendant mon rêve.
Je parlerai de mon rêve très bientôt, mais d’abord je voudrais redevenir bien et sentir que Dieu est tout près car c’était une sensation des plus horribles que de me sentir séparée de Lui.
Je suis donc assise là dehors, sur la véranda regardant le soleil se lever et sentant les doux parfums que la nuit répand sur la terre pour qu’elle soit fraîche le matin quand les gens se lèvent. C’est vraiment dommage que les enfants en ville ne puissent avoir des matins de campagne.
Les petits agneaux perdus ont maintenant tous retrouvé leur propre mère. Je peux les voir gambader sur les bords de la route. On ne penserait jamais qu’ils étaient si mélancoliques hier au soir, et les bonnes vieilles mamans-mouton semblent avoir purement oublié leur inquiétude d’avoir perdu leurs agneaux.
Dehors dans le verger, les oiseaux célèbrent un culte de chants et se font presque rompre la gorge à essayer de faire comprendre au monde combien ils se sentent heureux de ce charmant matin de juin. Et derrière, là dans le pré, les chevaux et les vaches sont juste en train de se lever pour une autre bonne journée dans l’herbe. La vieille Nell à tout à fait l’air d’une grande dame !
Quelque part dans la Bible il y a un verset qui dit : «On ne fera pas de tord, et on ne détruira pas, dans toute ma sainte montagne ; car la terre sera pleine de la connaissance de l’Eternel, comme les eaux couvrent le fond de la mer.» Et c’est à cela que le monde ressemble ce matin. Il n’y a personne qui, ayant une âme dans le corps et des yeux pour voir, puisse regarder la terre par un matin pareil sans être assuré que c’est Dieu qui la créée et qu’Il aime les gens qui s’y trouvent.
Pourtant cette nuit j’ai rêvé qu’il n’y avait pas Dieu. Et même s’il ne s’agissait que d’un rêve, que je suis maintenant éveillée à nouveau et persuadée qu’Il est plus près de moi que l’air du matin que je respire, je suis triste à l’idée de penser qu’il doit y avoir des millions de personnes et de petits enfants malheureux qui, au loin dans les terres païennes, éprouvent en permanence la sensation déprimante que j’ai eue pendant que je rêvais. Car ils ne savent rien sur Dieu.
Dans mon rêve les enfants n’obéissaient pas à leurs parents mais faisaient comme ils voulaient. Personne de toute façon, ne voulait s’ennuyer avec des enfants et il leur fallait veiller sur eux-même. Les parents se critiquaient l’un l’autre, critiquaient les supérieurs, n’étaient pas fidèles l’un envers l’autre et ne cessaient d’entretenir de mauvais sentiments. Les supérieurs ne faisaient que ce qui leur plaisait sans se soucier de ceux qui en souffraient, mais ils vivaient constamment avec la crainte que quelqu’un ne les domine. Chacun avait peur de tous les autres et personne n’avait la foi.
J’avais même peur de m’man puisque ce qui nous maintient unies semblait ne plus être là du tout et que l’amour et la tendresse avaient fait place à la crainte et à la méfiance.
Chacun marchait seul et n’avait aucun ami.
Je dormais dehors sur la route essayant de me tenir cachée et je m’étais blottie dans le noir à coté d’un des moutons puisque c’était la plus gentille chose que je pouvais trouver et que je n’en avais pas peur. Je pensais que m’man ne m’aimait plus mais qu’elle me demandait de me débrouiller toute seule, et il ne servait à rien de prier Dieu car là il n’y avait pas Dieu.
J’aurais souhaité de tout mon coeur ne jamais être née et j’espérais que je mourrais bientôt parce que s’il n’y avait pas Dieu, le Paradis n’existait pas non plus et si le Paradis n’existait pas, il y avait peu de chances qu’il y ait un Enfer et plutôt qu’être aussi pitoyable que je l’étais, je préférais n’être rien du tout.
C’est à ce moment qu’un mouton a bêlé un peu et que je me suis réveillée. De tous les cauchemars que j’ai faits, celui-ci est de loin le pire. Il n’y régnait aucune émotion mais uniquement un désespoir pesant car il n’y avait aucune chance d’y échapper et nulle part où se tourner pour trouver de l’aide.
Je n’avais encore jamais été aussi heureuse de me réveiller et de constater qu’il ne s’agissait que d’un mauvais rêve. Je ne serais pas surprise que l’enfer consiste simplement à être privé des soins de Dieu.
Je sais que certains dans ce monde disent ne pas croire en Lui, même s’ils vivent en sécurité et en paix parce que d’autres croient et agissent en conséquence. Mais je pense qu’ils doivent avoir l’impression qu’il y a un Dieu qui prend soin de nous, même s’ils ignorent peut-être l’avoir.
Je pense que quand Dieu donne la vie à un enfant, il place dans son âme le sentiment qu’Il existe. On dit que même les païens ont l’instinct qu’il y a une Présence de ce genre : ils essayent de la trouver en permanence et tentent de connaître sa volonté, même si c’est si obscurément et doutant tellement qu’ils ne connaissent jamais une paix véritable tant ils sont remplis des terreurs qui habitent leur esprit. Je suppose que les enfants éprouvent tous ce que j’ai éprouvé cette nuit dans mon rêve.
P’pa est debout maintenant et il a été surpris de me voir dehors assise ici sur la véranda. Ça m’a fait du bien de voir son visage uniquement empreint de gentillesse, et de savoir qu’il est un homme bon et qu’il marche dans les voies de Dieu. Ça m’a fait du bien aussi de savoir que m’man est toujours m’man, que nous pouvons être assurés de son amour et que nous pouvons encore être ensemble. Et il est agréable aussi d’être assurés de l’amour de Dieu : qu’Il est ici-même veillant sur nous tous, et qu’aucun d’entre nous n’a à avoir peur. Je pense que je ferais mieux maintenant de commencer à mettre la table pour le petit déjeuner. P’pa allume le feu.
Mary McKenzie, Waubuno, Ontario